Idées fixes

Cela faisait un bail que je n'avais eu l'occasion de gérer des familles à problème. La bouffée d'adrénaline que procure un numéro d'équilibriste sur le fil du rasoir, pour apaiser les conflits bouillonnant sous la glace, commençait même à me manquer.

Ma frustration a été comblée au delà de mes espérances avec l'arrivée dans le Service de Madame Nible. Cette patiente en elle-même est une dame âgée tout à fait délicieuse; le challenge venant du fait que j'aie également à gérer le relationnel avec sa fille, Mlle P. Nible. Quadragénaire sèche et autoritaire, tellement acide qu'elle n'est pas loin de réveiller mon ulcère gastrique.

Les choses étaient mal engagées dès le début, à partir de l'accomplissement des formalités d'admission de Madame Nible par les ambulanciers venus nous l'amener. Sa fille croyait qu'elle bénéficierait d'une chambre individuelle; d'où une explosion de fureur à l'encontre de l'hôtesse à l'accueil quand elle a compris que sa maman partagerait sa chambre avec une autre patiente.
Il faut dire qu'entre les patients infectés à isoler, ceux en soins palliatifs terminaux, et les situations où on a un seul monsieur dans le Service qu'on ne peut caser en chambre mixte, il est difficile de satisfaire les désirs de solitude de tout un chacun.

Elle a baissé le volume quand sa maman est montée dans le Service; peut-être la carrure de l'infirmier l'a dissuadée de trop la ramener.

J'ai également eu droit à une séance de lobbying intensif de sa part lorsque je suis venue voir Madame Nible dans sa chambre. J'ai été vite agaçée par le fait qu'elle coupe la parole à sa maman lorsque je lui posais des questions et réponde à sa place; j'ai du la faire sortir pour voir ma patiente au calme.

Madame Nible ne m'a pas parlé de chambre seule, elle. Au contraire, elle semblait contente de partager sa chambre avec une dame du même âge, avec laquelle elle semblait déjà se trouver des affinités.

En sortant de la chambre, nouvelle tentative de Mlle P. Nible.

" - Vous comprenez, Docteur, maman va recevoir beaucoup de visites, c'est pour cela qu'elle serait mieux en chambre seule, pour ne pas déranger la voisine à côté. Et puis de toutes façons elle est très fatiguée alors elle a besoin de repos, au calme..."

Mais bien sûr. Le comble de la mauvaise foi étant que la seule visite que recevait Madame Nible était sa fille; qui venait une demi-heure un jour sur deux. Dont vingt-cinq minutes passées à harceler les infirmières et moi-même sur l'occurrence d'une chambre seule; et à se plaindre de tout et son contraire...
- Les stores pas assez baissés et maman a le soleil dans les yeux.
- Les stores trop baissés et maman n'y voit pas clair dans la chambre.
- Maman va trop souvent au fauteuil et cela la fatigue.
- Maman reste trop souvent au lit et c'est un scandale.
- ...

Depuis quelques jours, c'est un autre disque qu'elle a mis sur son phonographe. Madame Nible a les jambes gonflées; et Mlle P. Nible reconnaît elle-même que c'est habituel. Il s'agit juste d'insuffisance veineuse, et le problème s'amende très bien avec des chaussettes de contention que Madame Nible, très coquette, ne veut pas mettre.

Et donc Mlle P. Nible est à la limite du harcèlement, en m'accusant de laisser sa maman souffrir d'une phlébite sans rien faire... Elle a été en parler à ma consoeur (nous sommes deux médecins à gérer le Service, avec le Dr Laguerrière dont j'aurai l'occasion de vous parler); qui lui a donné la même réponse que moi. Cela ne l'a pas satisfaite; elle a donc appelé son médecin traitant qui m'a appelée à ce sujet...

Le comble étant que Madame Nible est tombée dans le Service avec une grosse plaie de la tempe que j'ai dû suturer. Surveillance neurologique vu que la patiente est sous traitement anticoagulant. Vu la gravité relative de l'évènement, j'appelle sa fille pour le lui signaler...

" - Oui d'accord docteur, mais et ses jambes alors, comment elles sont? Et elle va passer en chambre seule maintenant?"

"- ..."

Si seulement je pouvais NE PAS retrouver les Nible à mon retour de vacances, j'en serais ravie...

A la semaine prochaine! (Si je ne finis pas congelée au Danemark...)